C'EST LA LITTERATURE QU'ON ASSASSINE RUE DE GRENELLE
Le Monde, samedi 4 mars 2000
Il faut en prendre son parti : sur ses projets, le ministère de l'éducation nationale nous informe par rumeurs. S'il arrive qu'on s'inquiète, il dément et rassure. Après quoi, il agit : les rumeurs étaient donc des informations. Les dernières en date touchent l'enseignement du français : plus de littérature au collège, plus de dissertation en seconde - et peut-être ensuite en première, pourquoi non ? Si l'on ajoute à cela l'étouffement des langues anciennes - car en ce domaine les rumeurs sont devenues des faits - et l'étouffement des littératures étangères au Capes recentré sur la seule pratique de la langue, sans parler de la dictée désromais allégée du brevet des collèges et de tant d'autres coups de pioche soigneusement médités, c'est tout un pan de notre culture qu'on met à bas, méthodiquement, sans crier gare.
Entendons-nous bien. Ce mouvement ne date pas d'aujourd'hui. Il remonte sans doute à la fin des années 60, lorsque le premier apprentissage du latin passa de la sixième à la quatrième, lorsqu'une place croissante fut faite à ces "textes d'idées" qu'on demandait aux élèves de résumer et commenter sans aucune expérience des questions de société qu'ils pouvaient évoquer. La littérature, déjà, était traitée sur le même pied que le joumal du jour, mais le journal était autrement ouvert à la vie. Proust, alors, en prenait pour son grade, lui qui croyait, l'infortuné, que "la vraie vie, la seule vie réellement vécue, c'est la littérature".
Une étape ultérieure fut franchie quand cette littérature fut insensiblement dissoute dans l'eau tiède de la "para-littérature", production légère à la mode du jour, superficielle et hâtivement écrite, mais prête à consommer : plus besoin d'ennuyer les élèves avec les subtilités lexicales ou syntaxiques de La Fontaine ou de La Bruyère. Déjà les repères chancelaient, mais les professeurs prenaient encore largement liberté de faire aimer les grands textes qu'on avait su leur faire aimer.
Et surtout l'on pouvait créditer les ministres d'une intention louable, ou d'une bonne excuse, puisque ces naïfs croyaient qu'il était nécessaire de s'adapter au nombre croissant des élèves dont certains n'étaient guère familiers d'une culture à laquelle leurs familles n'avaient pas pu les préparer. Nous savons aujourd'hui quelle sottise ce fut et qu'une telle politique allait à rebours de cette égalité des chances qu'elle visait et que nous sommes défarouchement décidés à maintenir, ou bien plutôt à rétablir, car jamais elle n'a été plus menacée.
Nous savons en effet que, si la littérature ancienne et moderne disparaît de l'enseignement offert à tous, elle survivra comme un rare privilège et une supériorité sociale dans les familles les plus aisées. Un privilège, parce que seuls les jeunes gens les plus favorisés sauront le plaisir et le surplus d'être que l'on peut tirer de la culture littéraire. Une supériorité sociale parce que seuls ces jeunes gens auront appris à écrire, à penser et parler avec souplesse et efficacité, quand les autres, plus fragiles, ne sauront vraiment s'affirmer dans leur vie ni leur profession et, faute d'un jugement patiemment aiguisé, seront comme citoyens, les gobe-mouches des "Temples solaires" à venir.
On supprime la dissertation. Mais il y a beau temps qu'il ne s'agit plus de cet exercice "de classe" naguère. vilipendé parce que prétendument fondé sur une rhétorique élitiste. Il s'agit aujourd'hui d'apprendre à écrire, à penser et à construire sa pensée pour la transmettre dans toute la subtilité de ses nuances, sans méprises ni à-peu-près, c'est-à-dire de se préparer à tous les métiers où, oralement comme par écrit, c'est de s'exprimer au mieux qu'il s'agit chaque jour. Nul exercice mieux que celui-là ne permet d'élever au-dessus d'eux-mêmes les élèves les plus défavorisés en même temps que de donner aux meilleurs l'occasion de pleinement s'épanouir. Mais, encore une fois, les plus aisés sauront apprendre ailleurs. Quant aux plus pauvres, ils ne trouveront plus à l'école publique ce que sa mission la plus noble était de leur offrir - et de leur offrir d'abord à eux qui ne pouvaient le trouver ailleurs.
N'alléguons pas Péguy, dont la mère rempaillait des chaises, qui entra rue d'Ulm [à l'éecole normale supérieure en 1894, NDLR] avant de devenir écrivain, et qui sans la formation de cette école-là ne fût pas - songeons-y un instant - devenu écrivain, ni Camus, aussi pauvre et aussi démuni et qui doit se retourner dans sa tombe, ni tant d'autres encore. Mais enfin, c'est de cela qu'il s'agit. Les petits Péguy d'aujourd'hui sont bien souvent des beurs: quelle plus grande preuve d'estime, d'intérêt et de respect pourrions-nous manifester que de leur donner la chance de la culture, au lieu de leur claquer la porte au nez en décrétant : "Pas de littérature pour vous !" Quelle meilleure chance d'intégration donner aux jeunes immigrés que de leur apprendre le latin et le grec pour qu'ils ouvrent les yeux sur l'univers de cette culture méditerranéenne qui est la nôtre ?
Tout à l'inverse, par cette mesquinerie d'agent comptable qui ne voit pas plus loin que le bout de son crayon, on décrète qu'on n'ouvrira pas de classe de latin ou de grec s'il n'y a pas au moins quinze élèves pour y entrer. Entendez bien : cela coûte trop cher ! Mille petits hellénistes coûtent moins que le moindre tronçon d'autoroute, mais que vaut le grec au regard de l'autoroute ? Comment ne voit-on pas qu'ici encore on fait une politique de classe, et qu'on trouvera toujours ces quinze élèves dans les beaux quartiers de Paris, mais sans doute pas dans un collège de La Courneuve, ou dans un petit lycée de la Creuse ?
Tant d'aveuglement désespère, mais il faut porter aussi son regard ailleurs, vers l'uiversité. A-t-on seulement tiré la leçon des difficultés que connaissent les Presses universitaires de France ? La vente des essais qui, par priorité, s'adressent aux étudiants, que leurs professeurs écrivent pour eux, a baissé de 40 % depuis dix ans. Pourquoi ? Naturellement parce qu'ils préfèrent photocopier ou emprunter les livres plutôt que de les acheter. Mais également, n'en doutons pas, parce que ces livres qui étaient censés leur apporter le savoir nécessaire à leur futur méfier, ces livres sont devenus trop difficiles pour l'immense majorité d'entre eux. Non que les étudiants d'aujour'hui soient plus sots que nous n'étions, mais parce que, en arrivant à l'université, ils n'ont plus derrière eux la solide préparation qui nous avait déjà formés : on enseigne en DEUG et souvent en licence ce qui naguère s'apprenait au lycée. Monsieur le ministre songe-t-il à laisser les futurs étudiants commencer les mathématiques à l'université ? Certes non. Les mathématiques sont chose trop sérieuse, et à juste titre. Mais la littérature...
Ici encore, la pente glissante est une pente ancienne. Mais ce qui se met en place aujourd'hui est d'un tout autre ordre : c'est la chronique d'une mort assurée et d'une mort préméditée. Que va-t-il advenir de l'université si les jeunes étudiants n'ont pas même acquis dans le secondaire les premiers rudiments de littérature et si on ne leur a pas appris à rédiger la moindre dissertation ? Il adviendra tout simplement ceci que les quatre années qui conduisent au Capes ni les cinq années qui mènent à l'agrégation ne seront suffisantes pour former de jeunes professeurs capables de transmettre à leur tour un savoir solide. Ils quitteront l'université intellectuellement démunis, incapables de répondre à l'attente des élèves et .mécontents d'eux-mêmes. Mais n'est-ce pas justement, non simplement ce qu'on accepte, mais ce que plus gravement on médite ?
Accorder plus d'importance à l'oral du Capes comme cela se prépare, amputer les études d'un semestre en faisant passer l'écrit au mois de janvier, voilà un signe qui ne trompe pas. Car c'est aussi bien reconnaître, mais sans le dire trop fort, que le filtre de l'écrit où se repèrent l'aptitude à penser et construire sa pensée, la solidité de la culture et la qualité de l'écriture ne compte plus ; c'est décider clairement que les professeurs de demain ne seront plus des maîtres chargés de transmettre un savoir et toute la rigueur de méthode qu'il suppose, mais des animateurs qui ne parleront plus d'une littérature qui sera pour eux chose passée, mais se contenteront au mieux d'enseigner ce langage ordinaire que Mallarmé comparait à une pièce de monnaie, plate transmission de la plus élémentaire pensée.
Restera la "Fête de la poésie". N'ironisons pas trop sur cette initiative certainement généreuse et venue d'un homme de culture [Jack Lang en 1992, NDLR]. Mais enfin, comment peut-on fêter la poésie dans la rue et la tuer au lycée ? Fête de la poésie, défaite de la littérature. Ou alors faut-il croire qu'on s'improvise lecteur de poésie, qu'on lit Baudelaire du même regard naïf, impréparé, que l'on jette sur une bande dessinée ? Ou faut-il croire encore qu'on s'improvise poète, un beau soir, dans la rue, sans avoir ouvert aucun livre ? Cest confondre Rembrandt et les dessins d'enfant. Et c'est également ignorer que Rimbaud, que les adolescents admirent tant, commença par des vers latins. Pour ce qui nous concerne, nous qui consacrons notre vie à la littérature, à la joie de l'enseigner à nos étudiants dans l'espoir maintenu qu'elle soit transmise aussi à nos enfants, nous ne saurions accepter un instant que, dans l'ombre de la rue de Grenelle, une main l'efface comme d'un coup de chiffon sur un tableau noir.
Ce texte a été signé par les enseignants (littérature), chercheurs et écrivains : Jean-Christophe Abramovici, Michèle Aquien, Jean-Louis Backès, Marie-Claire Bancquart, Colette Becker, Pierre-Marc de Biasi, Dominique Boutet, Pierre Brunel, Emmanuel Bury, Mariane Bury, Jean-Louis Cabanès, Nicole Celeyrette-Pietri, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Michèle Clément, Antoine Compagnon, Gabriel Conesa, Gérard Dallez, Patrick Dandrey, Jean-Yves Debreuille, Michel Delon, Béatrice Didier, Pierre-Jean Dufief, MartineDulaey, Camille Dumoulié, Jaques Dupont, Gérard Ferreyrolles, Pierre Frantz, Joëlle Gardes-Tamine, Marie-Christine Géraud, Joëlle Gleize, Jean-Marie Gleize, Monique Gosselin, Florence Goyet, Francis Goyet, Michèle Guéret-Laferté, Yves Hersant, Michel Jarrety, Daniel Lacroix, Franck Laurent Jacques Le Rider, Jacques Lecarme, Frank Lestringent, Maryvonne Lestringent Jean-François Louette, les professeurs de lettres du Lycée français de Lisbonne et du lycée Jean-Calvin de Noyon, Pierre Malandain, Marie-Thérèse Mathet, Jean-Michel Maulpoix, Elisabeth Maulpoix, Hélène Merlin, Stéphane Michaud, Florence Naugrette, Jean-Thomas Nordman, Marylène Possamaï-Perez, Gilles Philippe, Edgard Pich, Fabrice Poli, Pierre-Louis Rey, Jean-Pierre Richard, Martine Robier, Philippe Roger, Guy Rosa, Mireille Sacotte, Sabine Schneider, Jean-Luc Steinmetz, Jean-Yves Tadié, Anne Wick, Michel Zink.
Ont d'autre part apporté leur soutien à ce texte les enseignats et écrivains: Nicole Aboulker, Maurice Agulhon, Elisabeth Badinter, Yves Bonnefoy, Daniel Boulanger, Michel Braudeau, Françoise Chandernagor, Edmonde Charle-Roux, Andrée Chedid, Régis Debray, Philippe Delebecque, Michel Deguy, Florence Delay, Martine Delerm (dessinatrice), Philippe Delerm, Jean Delumeau, Bernard Delvaille, Michel Déon, Louis-René des Forêts, André du Bouchet, Jacques Dupin, Claude Esteban, Alain Finkielkraut, Marie Goné, Patrick Grainville, Roger Grenier, Philippe Jaccottet, Alain, Jouffroy, Emmanuel Le Roy Ladurie, Gérard Macé, Jean-Luc Marion, André Miquet, Michel Mohrt Roger Munier, François Nourissier, Pierre Oster, Geneviève Page (comédienne), Jean-Baptiste Para, Jacques Réda, Jean-François Revel, Daniel Roche, Jaques Roubaud, Jean Roudaut, Daniel Sallenave, Laurent Schwartz, Jean-François Sirinelli, Philippe Sollers, Anne de Staël, Salah Stétié, Laurent Terzieff (comédien), Jacques Tits, Marie-Jeanne Tits-Dieuaide, Pierre Toubert, Jean Vautrin, Paul Veyne.
NE PERDEZ PAS VOTRE LATIN, Bernie
"le billet de Bernie", La Manche libre, dimanche 27 février 2000
Le latin semble inutile à la majorité des parents d'élèves, à beaucoup de maîtres, voire aux ministres successifs de 1'Education depuis 1968. Et pourtant, le plus court chemin pour aborder les langues vivantes (sauf trois : le hongrois, le finnois et le basque) de toute l'Europe et d'Amérique, c'est encore le latin. C'est par le latin seul qu'on peut comprendre les rapports qu'ont entre eux les vocabulaires de notre grande famille linguistique indo-européenne. C'est dans le latin que se rejoignent les langues romanes et les langues germaniques telles que l'anglais ou l'allemand.
L'allemand ne s'est pas, à beaucoup près, empli de mots latins, mais il s'est pénétré d'esprit latin. Ce n'est pas en vain que toute la culture de l'Allemagne a été latine au Moyen-Age. A qui sait du latin, l'italien, l'espagnol, le portugais, le romanche, le roumain et le français sont déjà familiers à demi.
Pour toutes les choses de la pensée, le latin et le grec ont fourni de mots les langues modernes. Alors qu'il nous est presque impossible de traduire du chinois ou du maori en français si ce n'est fort approximativement, c'est parce qu'il y a derrière la variété apparente des langues modernes de l'Europe un même fond latin qu'elles se laissent traduire exactement les unes dans les autres sans trahison de la pensée de l'auteur.
C'est en imitant l'articulation élégante et solide des phrases latines et c'est en observant la clarté et l'aisance des mots grecs que les auteurs européens ont appris l'art d'écrire.
bien sûr, chaque langue a sa caractéristique intrinsèque : le grec est souple et analytique, le latin synthétique et rigide, l'italien musical et clair, l'espagnol énergique et concentré, l'anglais bref et net, le russe ondoyant et euphonique et le français précis et "logicien".
Prenez l'espagnol et le portugais. Ces deux langues occupent presque les trois quarts de l'Amérique. Ce sont des formes modernes du latin. Tout comme le français et l'italien à un degré moindre.
Le russe lui-même, plus éloigné du latin, est pourtant comme lui une langue de notre famille indo-européenne. Il a en commun avec le latin beaucoup de racines et beaucoup de procédés Grammaticaux. Au point que si l'on apprend l'alphabet cyrillique (un jeu, si l'on sait lire le grec) et sans avoir appris le russe, ce sont des milliers de mots que l'on comprend.
Que parents et maîtres comprennent que loin d'être un luxe, du temps perdu ou une surcharge pour la mémoire, le latin est la meilleure des initiations aux langues de l'Occident. Il en rend l'étude plus brève, plus aisée, plus intelligente et plus complète.
Savez-vous que l'anglais est la langue dont le vocabulaire a admis le plus d'emprunts au latin et au français ? Après tout, l'Angleterre a parlé français pendant quatre siècles.
L'anglais est tel une tour de babel où convergent tant de sources linguistiques. Prenez par exemple le mot "macadamisation". Quatre langues non anglo-saxonnes y revendiquent une racine : le celtique mac, l'hébreu adam, le grec is et le latin ation.
L'anglais est le type le plus moderne des langues. Si le vieux latin lui est utile, a fortiori l'est-il à toutes les autres.
A defaut d'esperanto, souhaitons que l'heure vienne où les peuples, qui ne se querellent, que faute de se comprendre, exploiteront ensemble le riche héritage d'idées libératrices légué par l'antiquité, renouvelé par la pensée moderne.
UN ETRANGLEMENT SILENCIEUX
US magazine, février 2000
L'helléniste Jean-Pierre Vernant répond aux questions de Cathy Mérand et Philippe Le Quéré (membres du groupe lettres - langues anciennes du SNES)
La tronçonneuse dégage bruyamment les arbres couchés dans le petit jardin. Après la tempête, un chêne au moins est resté debout : c'est Jean-Pierre Vernant qui vient nous ouvrir, le portable à l'oreille. À 86 ans, notre hôte est visiblement hyperactif, et d'ailleurs très sollicité. Sa disponibilité est étonnante : il écoute et répond en direct, n'hésitant pas à payer de sa personne pour défendre les bonnes causes. Justement : s'il nous reçoit chez lui aujourd'hui, avec une convivialité simple et chaleureuse, c'est parce que, comme nous, le sort des langues anciennes l'inquiète au plus haut point. L!hellénisme en particulier, dont l'oeuvre de Jean-Pierre Vernant a profondément renouvelé l'étude, est la première victime de cet étranglement silencieux. Vite lancé, le philosophe va droit au but, faisant lui-même les questions et les réponses.
Jean-Pierre Vernant : Est-ce que les langues anciennes doivent être maintenues ? C'est la question de fond. Lorsque Claude Allègre était conseiller spécial du ministre Lionel Jospin, il m'avait demandé un rapport sur ce sujet. Par l'intermédiaire de la CNARELA (1), j'ai fait réaliser une enquête, et j'ai été stupéfait du résultat : parmi les élèves hellénistes, il y avait beaucoup de Maghrébins - ou plutôt de Maghrébines ! Voilà qui tranche avec le tableau habituel des enfants de nantis... A la réflexion, leurs motivations sont assez claires : pour elles, c'est une forme d'intégration, voire de libération. L'hellénisme est aussi une partie de l'histoire des pays méditerranéens.
Deuxième point : la culture classique n'est plus depuis longtemps un signe de reconnaissance pour les classes dirigeantes. Le tournant a eu lieu dans les années 60, quand le rôle a été repris par les sciences, selon une politique ministérielle délibérée, répercutée aux niveaux intermédiaires : les bons élèves étaient invités à faire des mathématiques, comme autrefois leurs humanités. Les langues anciennes sont devenues des options, qui rapportent peu, et même rien du tout depuis que le latin n'est plus pris en compte au brevet des collèges. J'ai protesté contre cette mesure auprès de Dacunha-Castelle (conseiller du ministre chargé des programmes d'enseignement NDLR) : il s'est montré étonné et m'a affirmé n'être pas au courant...
Philippe Le Quéré : Vous en êtes sûr ?
Son assistante n'était pas au courant non plus... Il a essayé de faire sauter cette disposition, sans résultat. La présidente de la CNARELA m'a confirmé que le ministère n'est pas revenu sur cette décision, d'ailleurs publiée au BO. Dacunha-Castelle a ajouté : "On voudrait que ça vive, mais il n'y a pas de mouvement suffisant dans l'opinion publique !" J'ai répliqué : "Mais l'opinion publique, c'est vous qui la fabriquez depuis quarante ans !" Or, deux faits sont incontestables :
1. Il y a eu ces vingt-cinq dernières années plus de mises en scène de pièces antiques que dans le siècle qui a précédé. Le public, jeune à 90 %, en ressort bouleversé et très content. C'est la réponse à ceux qui disent que les jeunes se moquent éperdument de la culture classique, qu'elle n'a pour eux ni queue ni tête.
2. J'ai " pondu " dernièrement un petit bouquin... (2) c'est un phénomène d'édition, me disent les libraires ! Cela prouve bien que cet univers-là reste présent dans notre société et dans la tête des gens. La preuve également : quand Freud révolutionne la psychologie, il se réfère à CEdipe, à Électre...
C'est la culture de son époque...
Mais les psychanalystes se sont précipités sur mes travaux ! J'ai même été sollicité par un représentant de parfums pour proposer des noms de dieux ou de demi-dieux grecs. C'est la preuve de l'intérêt pour un monde un peu lointain, mais qui "chatouille" en eux quelque chose.
La peinture est aussi imprégnée de ce monde, depuis la Renaissance jusqu'à des abstractions contemporaines intitulées Aphrodite, ou autres... Même actualité de ces références en littérature, en philosophie. Bref, le tableau de notre culture, qui change très vite, se détache sur un arrière-plan qui est cette culture-là. Pour l'Inde, c'est le sanscrit. Ici, c'est le grec et le latin, qui ne peuvent être mis sur le même plan que le chinois ancien !
On ne peut donc pas considérer que le grec et le latin ne doivent être enseignés que dans l'enseignement supérieur.
Vous avez fait l'unanimité à Limoges (3) sur cette question.
Pourquoi n'est-ce ni possible, ni souhaitable de reproduire ce qui se fait par exemple aux États-Unis ? C'est le fond du problème.
D'abord parce que le statut de ces langues n'est pas le même ici qu'aux USA. Là-bas, c'est à une autre échelle dans la masse d'étudiants, on en trouvera toujours quelques-uns qui, grâce à un "dressage" particulier, composeront en quatre ou cinq ans une "écurie" de jeunes et brillants hellénistes. C'est la même chose dans le domaine sportif. Impossible de transposer cette stratégie en France : si on tarit cette curiosité dans le second degré, si on n'y donne plus les rudiments, nos élèves ne choisiront pas cette filière à l'université.
D'autre part, les USA ont un système où l'équivalent de notre enseignement secondaire est très faible et les universités très fortes. Ils ont accepté l'idée que leur élite scientifique et intellectuelle se trouve en quelque sorte coupée de ce qui constitue l'univers intellectuel profond de leurs concitoyens. Or, toute la tradition française républicaine, dont soi-disant s'inspirent nos dirigeants, va contre cela. Le pôle fondateur de tout le système éducatif français, c'est la nécessité d'une continuité entre les différents types d'enseignement.
Autant dire :
1. qu'il faut recréer une section littéraire classique telle qu'elle existait auparavant ;
2. que des passerelles sont nécessaires pour éviter la coupure : les scientifiques doivent pouvoir faire du grec et du latin. Tous les grands scientifiques que j'ai connus me disent que, sans cet espace de curiosité et de passion, leur intérêt pour les autres domaines de connaissance n'aurait pas été aussi fort.
La commission présidée par Edgar Morin (4) préconisait d'ailleurs cette souplesse du système optionnel.
Venons-en à l'Europe...
On commence à comprendre que, face à l'hégémonie américaine, nous devons affirmer de plus en plus fort nos spécificités. Tout le monde s'accorde à défendre le roquefort et le camembert et il faudrait considérer que ce qui est l'un des traits constitutifs de la culture européenne ne compte plus ?
La conscience d'être un Européen doit être fabriquée, façonnée ; or, toute la culture européenne s'est bâtie sur le socle commun de la culture gréco-romaine. D'ailleurs, Claude Allègre a signé, à Sienne, avec le ministre italien de l'Éducation, un texte qui dit cela !
Quelle conclusion en tirez-vous ?
Il faut une volonté politique. Il ne s'agit pas de ressusciter un mort, il s'agit d'empêcher de mourir ce qui existe actuellement. Pour être cohérent, le ministère doit dire clairement que la section classique vaut les autres, et enjoindre aux recteurs de ne pas favoriser le dépérissement des options (langues anciennes, mais aussi russe, italien, LV3) en laissant les établissements les placer à des créneaux horaires dissuasifs. Si Claude Allègre est de bonne foi, s'il pense ce qu'il dit, il doit prendre les mesures appropriées.
Or je constate que toute la "machine ministérielle" va dans un sens complètement différent, visant à tarir le mince filet qui subsiste, au milieu du silence total des autorités politiques.
Certains estiment que cet enseignement patrimonial pourrait être dispensé sans apprentissage de la langue, dans le cadre du cours de français ou d'histoire... "Oui à l'héritage gréco-latin, mais qu'on arrête d'enseigner ces langues mortes, difficiles et pleines de déclinaisons !" Qu'en pensez-vous ?
Cet argument n'est pas valable. C'est ce que montre le rapport Rougemont sur les disciplines littéraires et les humanités, présenté au Conseil national pour le développement des sciences humaines et sociales, organisme créé par Claude Allègre et dont je fais partie. On ne peut en effet séparer une langue de culture de cette culture même.
J'en ai l'expérience personnelle : mon émerveillement de lycéen devant Homère, Virgile, venait toujours d'une exploitation attentive de la traduction. En fait, ces prises de position visent à liquider les études classiques sans en avoir l'air.
Au lycée, avec les deux oeuvres imposées à un public hétérogène, le professeur ne peut plus guère faire partager ce plaisir.
Cathy Mérand : Au collège, les "programmes Bayrou" sont très ambitieux, intéressants, mais irréalisables, par exemple en Cinquième avec 2 heures hebdomadaires. Les professeurs sont obligés de faire des coupes claires, selon leur personnalité, leur propre histoire d'élève latiniste ; ainsi beaucoup d'enseignants de ma génération (5) sont-ils tentés de privilégier l'étude de la langue, jugeant, à juste titre, qu'ils n'ont reçu aucune formation particulière pour parler de mythologie, de vie quotidienne...
Vous ne pouvez éviter de faire des choix. Mais il faut veiller à l'équilibre : il est complètement illusoire de croire qu'on peut apporter aux élèves une espèce de bouillon condensé de la culture en négligeant la langue, il est tout à fait erroné de croire qu'on peut enseigner la langue sans faire réfléchir aux spécificités linguistiques (celles d'une langue à déclinaison, par exemple) et sans relier cette étude à l'arrière-plan culturel (quotidien, intellectuel, religieux). Je n'ai jamais cessé de déclarer cela.
Votre oeuvre en est la preuve évidente.
Tout comme les difficultés que j'ai rencontrées quand j'ai débarqué, comme philosophe, dans le milieu clos de l'hellénisme universitaire. Cette idée qu'il y aurait un territoire : la langue grecque et puis c'est tout, ne tient pas debout !
C'est pourtant une opinion encore très partagée...
Il faut que les jeunes découvrent dans la langue grecque un univers qui, en même temps, les séduise, les dépayse, et leur fasse comprendre ce qu'ils sont eux-mêmes.
Ce n'est pas un point secondaire, c'est le problème. Car quel sera le visage de cette Europe qu'on prétend vouloir construire et qui est en même temps si fragile, si menacée ? Pour qu'elle soit vivable, elle doit tenir compte de tout ce qui est neuf, et en même temps se situer par rapport à ses racines propres. Sinon, on va vers de dures catastrophes !
Il faut qu'en même temps notre passé - ce passé-là - continue à être présent et objet de réflexion et qu'on s'interroge sur lui, qu'on en voie les limites.
Il ne s'agit pas de sanctifier.
Non ! Comme je l'ai dit une fois, il ne s'agit pas d'affirmer : "Il faut être grec pour être un homme".
C.M. : Les jeunes élèves de collège sont souvent intéressés, voire passionnés par la civilisation et la mythologie. Cette imprégnation est essentielle. De nombreux chercheurs ont montré à quel point il était important de susciter certaines curiosités, de développer certaines compétences chez l'enfant. Un latiniste qui aura commencé l'étude du latin au collège ne sera jamais exactement le même que celui qui l'aura abordée à l'université.
Vous avez entièrement raison : il y a des saisons pour les apprentissages.
Quand je raconte à mon petit-fils, qui a 12 ans, tous ces mythes, il les oublie sûrement, mais une partie de lui est en vibration, en écho avec cela. C'est son intelligence, sa sensibilité, l'idée qu'il se fait du monde, des hommes, qui en sont imprégnées.
P.L.Q. :La survie des langues anciennes passe aussi par une absence d'erreur pédagogique.
C.M. : D'autant plus que les pratiques motivantes, innovantes, sont de plus en plus difficiles à trouver, particulièrement en langues anciennes.
Ce qui me frappe en tout cas, c'est le nombre de professeurs de langues anciennes qui sont passionnés par leur travail et le font bien, le nombre de gens qui s'échinent, pas par dévouement, mais par passion !
Et je trouve l'attitude de Claude Allègre un peu méprisante...
Si on continue à faire crever les langues anciennes dans l'enseignement public, dans l'enseignement privé des établissements diront : "Nous, on fait encore du grec et du latin !". Je disais déjà cela à Claude Allègre dans les années 80.
Chaque fois que j'en ai l'occasion, j'agite la sonnette d'alarme.
Il faudrait bien que l'activité syndicale prenne cela en compte, car jusqu'à présent je n'ai pas l'impression que vous l'ayez beaucoup fait. Y compris dans le mouvement syndical, il est nécessaire de regagner ce terrain qui a été perdu.
(1) CNARELA : Coordination nationale des associations régionales des enseignants de langues anciennes.
(2) J.-P. Vernant : L'Univers, les Dieux, les Hommes. Seuil, coll. " La Librairie du XX° siècle".
(3) Jean-Pierre Vernant y présidait la Journée nationale sur les langues anciennes, le 11 avril 1998, dans le cadre du colloque Meirieu.
(4) La commission Morin a travaillé en parallèle avec la commission Meirieu.
(5) …celle du baby/papy/mamie boom.